Jean-Pierre Mocky aura eu une place unique dans le cinéma français. Qu’ils en déplaisent à ses détracteurs, ce fut un réalisateur libre et indépendant qui aura fabriqué son cinéma sans dépendre forcément des chaînes de télévision ou des financements étatiques. Faire des films fut sa devise jusqu’à sa mort.

Voici ma critique de son film La Cité de l'indicible peur qui ressort en salles dans une superbe copie restaurée le 4 mai à l’occasion de La rétrospective Jean-Pierre Mocky, L'Affranchi organisée par Les Acacias et Mocky Delicious Products.

Quand Jean-Pierre Mocky prévoit d’adapter le roman La cité de l’indicible peur de Jean Ray, il a déjà cinq longs-métrages à son actif dont certains avaient été des succès publics comme Un drôle de paroissien. Poussé par son ami Raymond Queneau, le réalisateur français s’attaque ici à l’une des pièces maitresses de l'Edgar Allan Poe belge, Jean Ray connu pour ses histoires de marins et de fantômes. Si vous ne connaissez pas certains de ses ouvrages comme Malpertuis, jetez-vous dessus ! Vous ne serez pas déçus !

Pour donner vie à l’écran à La cité de l’indicible peur, Mocky s’appuiera sur des scénaristes de renom que ce soient Raymond Queneau dont les dialogues aux limites de l’absurde font souvent merveille, ou Gérard Klein qui aura dirigé entre autres la prestigieuse collection de S.F. Ailleurs et Demain. De toute façon, Mocky avait le mérite de s’entourer de spécialistes quand il s’attaquait à un genre comme le fantastique puisque après La cité de l’Indicible peur, il fera appel sur Litan à Jean-Claude Romer (l’un des piliers de Midi Minuit fantastique, la première revue fantastique française), et l’écrivain Scott Baker connu pour ses récits de fantasy et d’horreur. Il ne faudrait cependant pas limiter son accointance avec le fantastique à ses incursions dans le genre. En effet, Mocky avait un don pour capter avec sa caméra l’étrangeté du quotidien même dans le cadre de ses films réalistes. Son goût pour les personnages monstrueux, l’insolite et les ambiances bizarres sont ainsi des figures récurrentes de tout son cinéma.

En adaptant La cité de l’indicible peur, il avait parfaitement compris que le livre de Jean Ray ne se limitait pas à une simple enquête aux confins du surnaturel. Au-delà de l’argument fantastique, ce roman était avant tout une critique au vitriol de la petite bourgeoisie de la ville de Gand où Jean Ray résidait. Un terrain de jeu parfait pour un réalisateur aimant mettre en exergue les défauts de ses concitoyens. Mocky profite alors de l’imposante galerie de personnages du roman pour imposer son style. Pour nous faire rire il met en lumière les vices, les tics, et les idées fixes des différents protagonistes. On pense au maire agissant comme un monarque ou bien à ce policier obsédé par le règlement qui ne craint qu’une chose dans la vie : devenir chauve à cause de son képi. Au final, la bête censée terroriser la ville n’est que le reflet de la bêtise crasse de ses habitants qui préfèrent oublier leurs ainés dans un placard plutôt que d’avoir une bouche de plus à nourrir.

Dans le rôle principal, on retrouve Bourvil qui joue avec délice un mauvais flic qui finira par résoudre les affaires sordides du village grâce à sa naïveté. Le réalisateur, ami personnel de la star, est l’un des rares à réussir à capter toute l’humanité et la fantaisie de l’acteur. C’est un plaisir de tous les instants de voir Bourvil cavaler dans les rue de la cité surtout qu’il est accompagné par un casting de haut vol où l’on retrouve Francis Blanche, Jean Poiret ou encore Jean-Louis Barrault.

La cité de l’indicible peur est un joyau visuel dont la photographie en clair-obscur n’a rien à envier aux longs-métrages gothiques italiens signé Bava ou Riccardo Freda. Les rues de la petite commune de Salers (Cantal), qui ont servi au tournage, sont ici magnifiées par Eugen Schüfftan. Il met en effet en valeur l’architecture moyenâgeuse de la ville qui, dans le film, s’apparente à un labyrinthe. Mocky peut compter sur ce chef opérateur de légende qui aura collaboré aux effets spéciaux de Metropolis et signé la lumière de Quai des brumes ou encore Les Yeux sans visage durant sa longue carrière.

Rajoutez à cela des dialogues devenus cultes à la limite du surréalisme signés Queneau comme lors de cet échange entre Bourvil et le gendarme « -  Vous ne trouvez pas  que ce conducteur est un véritable danger public ? (…) - Il conduit de travers, mais c’est à vous de marcher droit ! » et vous obtenez un joyau du cinéma français flirtant avec la comédie, le fantastique, et le policier.

La cité de l’indicible peur est un chef d’œuvre que je vous invite à découvrir.

Mad Will

PS :  Le film, sorti sous le nom de La grande frousse en 1964, avait été amputé de plusieurs minutes par ses producteurs. Ce fut un échec flagrant au box-office. Quant à Raymond Queneau, il demanda à ce que son nom soit retiré du générique, car il était mécontent des changements apportés au long-métrage. Cependant Mocky récupéra les droits du long-métrage au cours des années 70. Il remonta alors le film pour lui rendre sa forme originale.  La ressortie du film sous le titre La cité de l’indicible peur fut bénéfique pour cette œuvre qui rencontra son public presque dix ans après sa réalisation.