Le film documentaire Tilo Koto de Sophie Bachelier et Valérie Malek retrace le parcours de l'artiste peintre Yancouba Badji, un Casamançais piégé dans l'enfer libyen en partance pour l'Europe. En plus d’être un témoignage vibrant sur les conditions du voyage, ce long-métrage offre un superbe écrin aux toiles de Yancouba Badji, qui a voulu témoigner par sa peinture des traumatismes subits pendant son périple.

La critique :

Tilo Koto, sous le soleil en mandingue, est le titre d’un film documentaire de Sophie Bachelier et Valérie Malek. Après avoir recueilli en 2017 à Médenine dans le Sud tunisien des dizaines de témoignages de réfugiés passés par l’enfer lybien, les réalisatrices se sont attachées ici au parcours d’un habitant de Casamance.

Elles laissent ainsi la parole et le pinceau à Yancouba Badji, celui-ci ayant fait le choix d'exprimer par la peinture son ressenti et son stress lié à la réalité de son voyage vers l'Europe. Les Africains n'ont pas les mêmes droits que les Européens, ils ne sont pas libres de circuler. C’est pourquoi, s’ils veulent rejoindre l’Europe dans l’espoir d’échapper à la peur, la précarité économique, l’instabilité politique ou la guerre, ils doivent traverser la méditerranée sur des embarcations de fortune. Mais Yancouba Badjia choisira de rentrer après avoir échoué quatre fois dans des tentatives de traversée depuis la Lybie, quand il a compris que son obstination ne le mènerait nulle part sauf peut-être au fond de l’eau ou six pieds sous terre.

De retour dans son pays, Yancouba Badji veut partager son expérience auprès de ses compatriotes afin de montrer ce qu’il se passe pour ceux qui rêvent d'aller en Europe. Il insiste sur le stress et le traumatisme lié au voyage. Il décrit alors par de superbes toiles son périple et ses épreuves. En effet, il a rencontré sur son chemin la maltraitance, les brimades et vu de ses yeux ou recueilli des témoignages de tortures, d’emprisonnements, de viols et de tabassages en règle. Il évoque même des exécutions pures et simples.

Il s’interroge alors sur les raisons qui poussent les habitants de son pays, et plus généralement des Africains ou d’autres à chercher à passer en Europe, au péril de leur vie et au prix de grandes souffrances. Il souligne également qu’il est très difficile de rentrer au pays après en être parti, et ce pour deux raisons principales : Premièrement parce que beaucoup n’ont plus rien au pays, ayant vendu tous leurs biens pour trouver l’argent pour le passage, ou pire ils se sont endettés auprès de leur famille ou de leurs amis et ne peuvent rentrer sans argent pour rembourser. Deuxièmement car ils n’ont rien à rapporter, à part leur honte d’avoir échoué et la trahison envers ceux qui leur ont fait confiance. « En effet,  dit-il, quand tu retournes au pays on te demande ce que tu as ramené et si tu retournes au pays les mains vides tu seras mal considéré. »

C’est pour cela que ces personnes une fois parties sont déterminées à atteindre leur but coûte que coûte.

Sophie Bachelier et Valérie Malek ont donc accompagné Yancouba Badji dans sa démarche. En plus d’être un témoignage vibrant, le film qui en résulte est une œuvre d’art dans laquelle chaque plan est travaillé comme un des tableaux de l’artiste. Que ce soit dans les couleurs, la lumière, ou la composition, le travail de l’image dans ce film en fait un documentaire hors norme. Les réalisatrices ont avoir voulu donner aux œuvres de l’artiste un écrin qui leur est digne.

Quant à sa peinture, je vais m’appuyer pour la décrire sur une citation de Marie Deparis-Yafil, commissaire d’exposition à la galerie Piasa, à Paris : « Au-delà̀ d’une qualité́ d’exécution indéniable, maitrisée, directe et poignante, la peinture de Yancouba Badji est un des premiers témoignages artistiques et vécus de l’enfer des migrants de la Méditerranée, un témoignage précieux, rare, urgent, vital et fiévreux. Mais si l’œuvre de Yancouba Badji est une œuvre de résilience, elle donne aussi et surtout à voir la peinture prometteuse d’un artiste émergent, brillant et singulier. »

Par le biais d’une exposition itinérante de ses toiles dans les villages de sa région,  Yancouba Badji cherche à sensibiliser les gens aux dangers liés au départ vers l’eldorado européen. Il fait sienne une constatation de sa mère « on reste ensemble, c'est mieux que d'aller mourir ailleurs ». Et c'est sur cette phrase que se termine le film.

Laurent Schérer

NB : Une sélection d’une douzaine d’œuvres de Yancouba Badji seront exposées du 23 décembre 2021 au 15 janvier 2022 à la galerie Talmart, 22 rue du cloitre Saint-Merri, Paris 4ème.

La bande-annonce :