- Pouvez-vous revenir sur votre parcours avant Anna ?

J’ai fait des études de lettres à la Sorbonne avant de commencer à travailler comme assistant réalisateur sur quelques longs et courts-métrages en France. Je suis rentré en Colombie où j’ai eu la chance de participer comme premier assistant sur plusieurs films représentatifs du renouveau du cinéma colombien de la fin des années 2000, comme Los Viajes del Viento de Ciro Guerra ou La Sociedad del Semáforo de Rubén Mendoza, ou les courts-métrages de Franco Lolli.

En parallèle, j’ai réalisé en 2010 un court-métrage appelé Un juego de niños, qui a remporté un certain succès en festivals. Après une dizaine d’années comme assistant, je me suis reconverti comme scénariste et j’ai participé à l’écriture du film de Ciro Guerra, L’Étreinte du serpent, nommé aux Oscars comme meilleur film étranger. Ce film a été tourné presqu’en même temps qu'Anna.

 

- D'où vous est venue l'envie de faire un film sur une jeune femme "maniaco-dépressive” ?

J’ai vécu avec une personne comme Anna. Elle avait la capacité, pour le bien et pour le mal, de vivre de façon plus intense que les autres personnes. Un moment de bonheur avec elle était merveilleux. De la même façon, une frustration pouvait prendre des airs de tragédie. Avec elle, la vie devenait superbe, puis tout à coup horrible. Les situations dans lesquelles elle pouvait me plonger étaient souvent très éprouvantes et complexes.

Après une crise très intense, elle a été internée en unité psychiatrique pendant plusieurs semaines. Elle en est ressortie comme un automate. Les psychiatres disaient qu’elle allait mieux, mais, moi, je ne voyais qu’un terne reflet d’elle. Elle n’avait aucune volonté, aucune conviction. N’importe quelle décision la paralysait. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que sa force et que sa beauté venaient aussi de sa condition. Peut-être que les épisodes de souffrance étaient le prix à payer pour les plus beaux moments de ma vie. J’ai voulu écrire un film sur elle et dresser son portrait.

 

 

- Pouvez-vous revenir sur les différentes étapes par lesquelles vous avez corrigé vos premières ébauches de scénario pour aboutir à quelque chose qui vous convienne et rende justice aux personnages ?

J’ai mis beaucoup de temps à écrire le scénario d’Anna. Comme c’est une histoire tellement personnelle, j’avais tendance, sans me rendre compte, à affronter les problèmes de façon latérale, pour ainsi dire. J’éludais souvent les situations les plus complexes. C’est grâce à plusieurs ateliers d’écriture que je me suis rendu compte de ce fait. J’ai dû reprendre le scénario de zéro à plusieurs reprises.

Et, d’autre part, il y avait dans les premières versions, un ressentiment et un pessimisme dont j’ai dû me défaire pour faire justice au personnage et au film. Je voulais aussi que l’histoire respire et qu’il y ait un balancement entre différentes sortes d’émotions. Je me suis efforcé à apporter de la lumière et même un peu de comédie sur les dernières moutures du scénario.

 

 

- Pouvez-vous revenir sur votre parti-pris de ne faire référence que très vaguement à un diagnostic psychiatrique ?

Je voulais éviter à tout prix de tomber dans la fiche clinique, dans la seule description d’une maladie d’un point de vue psychiatrique. Je me suis rendu compte que la psychiatrie, plus qu’une science, est une technique d’essai et d’erreur. En fait, on sait très peu des troubles psychiatriques. Les diagnostics sont souvent flous et erronés. Par exemple, on détermine qu’une personne est bipolaire et non seulement dépressive, lorsqu’elle a traversé un épisode maniaque. Mais les antidépresseurs, qui prennent plusieurs semaines à faire de l’effet, causent souvent ces épisodes maniaques. En plus, j’ai pu voir que les méthodes employées aujourd’hui dans les unités psychiatriques sont souvent médiévales : des thérapies de choc où le personnel soignant agresse le patient, ou des électrochocs dignes de films d’horreur…

Enfin, je me pose la question si l’approche psychiatrique est la seule réponse à la condition d’Anna. Il est évident qu’elle nécessite d’un accompagnement médical, mais je ne crois pas que la solution soit d’annuler sa condition, qui est une composante de sa personnalité. Je ne voulais pas condamner mon personnage à un diagnostic, que le spectateur voie Anna seulement comme une personne malade. Je me demande même si on peut dire qu’elle est malade. Je crois plutôt qu'elle a besoin d’aide. Je voulais analyser le problème d’Anna d’un point de vue humain, pas d’un point de vue médical. Durant l’écriture, comme lors du tournage et du montage, je me suis refusé à la voir comme une folle, à expliquer ses gestes et ses actes par un trouble psychiatrique. En fait, je crois qu’elle agit d’une façon assez rationnelle, étant données les circonstances. Elle vit juste son voyage de manière plus intense…

 

- Est-ce pour la même raison que vous n'usez d'aucun flash-back "explicatif” ?

Je voulais que le spectateur découvre Anna au fur et à mesure que le film avance, comme le font Bruno et Nathan. Le spectateur sait qu’Anna a un passif, puis il voit une fille qui est belle, marrante et intense. On vit des moments cool avec elle, puis on découvre le revers de médaille. Mais j’espère qu’on ne la juge pas, on continue le voyage avec elle. Je pense qu’avoir des flashbacks aurait pu la condamner par avance. C’est justement le problème des personnes atteintes de troubles psychologiques : on les juge d’avance, alors qu’on gagnerait tous à les écouter et à essayer de les comprendre.

 

 

- Qu'espérez-vous que le spectateur ressente ou comprenne à la vision du film ?

Je voudrais surtout que le spectateur ait des émotions pendant le film, qu’il se joigne au voyage physique et émotionnel d’Anna. Que, quand la lumière revient dans la salle, il ait eu l’impression d’avoir vécu quelque chose de fort. Je crois que c’est le cas. Après, j’espère que l’histoire d’Anna résonne dans son esprit et qu’il se pose des questions, qu’il comprenne juste qu’Anna (et en creux, les personnes comme Anna) a fait tout ça par excès d’amour et qu’il n’est pas si simple de la juger et de la condamner…

 

- Quels sont vos projets cinématographiques ?

Je viens de tourner une comédie pour une plateforme web appelée Studio+ sur un camionneur en Colombie qui s’engouffre dans une intrigue mafieuse alors qu’il ne voulait que monter une fête pour les quinze ans de sa fille, et je développe un long-métrage sur un ami rappeur qui tente de survivre avec sa famille dans les bas-fonds de Bogota. Je me rends compte que j’écris souvent sur les relations de famille… Puis j’ai d’autres projets qui ne sont pas encore assez mûrs pour en parler…

 

Interview réalisée par Florine Le Bris.

Merci à Jacques Toulemonde Vidal, Mathilde Cellier et Claire Viroulaud.