Avant La salamandre le réalisateur suisse Alain Tanner avait déjà connu le succès. Il nous offre ici avec son premier film, Charles mort ou vif, un long métrage visionnaire d’une actualité frappante. Disponible en version restaurée à l’occasion d’une rétrospective de trois de ses films initiée par Les films du Camélia, Charles mort ou vif est à mettre à l’aune de l’actualité immédiate.

La critique :

« La vie aime la conscience que l’on a d’elle » (René Char)

Charles Dé, remarquablement interprété par François Simon, le fils de Michel, est le patron d’une société familiale d’horlogerie suisse. Le jour du centième anniversaire de la création de l’entreprise par son grand-père, il ne se comporte pas comme attendu. En pleine cérémonie il se réfugie dans les toilettes et « raconte n’importe quoi » aux journalistes de la télévision venus l’interviewer, dixit son fils Pierre qui rêve de prendre seul la direction de l’affaire. Il s’enfuit alors de chez lui et trouve un refuge chez un couple de marginaux, Paul et Adeline. Seule sa fille Marianne, militante activiste, connaît sa nouvelle résidence et lui rend de temps à autre des visites.

Libéré des contingences de son ancienne fonction, Charles peut ainsi établir une critique sévère de la société suisse, et montrer l’absurdité d’un système où l’on ne fait pas ce que l’on souhaite, soit parce qu’on nous en empêche, soit pire, parce qu’on n’en a pas conscience. Il constate que nous ne savons pas ce que nous désirons réellement car la société ne cesse de formater les individus pour leur faire croire qu’ils ne désirent rien d’autre que des biens matériels et l’argent pour les acheter.

Ce film peut sembler celui d’une époque, celle de 1968, où la jeunesse cherchait une rupture avec une société « petite-bourgeoise ». La figure du patron repenti est alors une métaphore facile. On retrouve aussi dans la grammaire cinématographique - prise de son directe, scènes en extérieur, réalisme affiché et usage d’une pellicule en noir et blanc - des procédés qui ne sont pas sans rappeler la révolution cinématographique opérée par les journalistes des Cahiers.

Cependant, l’œil visionnaire d’Alain Tanner expose ici avec acuité tous nos problèmes actuels. « Rien ne s’arrangera jamais tant que tu ne seras pas capable de voir le présent avec les yeux de l’avenir » explique Charles à son ami Paul. Le réalisateur filme justement avec ces yeux-là. Charles pressent que sa vie de patron ne le mènera à rien à ce qu’il désire. Depuis son enfance, il a toujours agi par défaut, devenant chef d’entreprise parce que les circonstances familiales l’on conduit à ce poste. Et quand il décide de ne plus assumer ce rôle qui lui pèse tant, on le considère comme dépressif ou fou.

Ce long-métrage est finalement une réflexion sur le bonheur et sur le malheur, ces deux concepts se définissant sans cesse à l’opposé de l’autre. Une fois libéré de ses chaines, Charles dit vivre dans le luxe : « je réfléchis, je lis ». Cela dit, les plaisirs ne sont pas forcément qu’intellectuels : « Je t’emmènerai au match de foot », telles sont les dernières paroles que lui adresse Paul. Une œuvre visionnaire, c’est sûr !

Laurent Schérer

La bande-annonce :