Pouvez-vous revenir sur ce que vous avez fait avant de réaliser Lou Andreas-Salomé ?

Quand j’étais étudiante, je travaillais déjà en tant qu’assistante réalisatrice sur des longs métrages, ou bien en tant que scénariste. J’ai ensuite tourné mes premiers courts-métrages, avant de commencer à travailler pour la télévision, au moment où elle traversait une période de renouvellement : l’ouverture de nombreuses chaînes ouvrait le champ des possibles créatifs, nous bénéficions de budgets généreux qui nous permettaient de faire ce que nous voulions. Cette période faste n’a duré qu’un temps et a fini par péricliter. J’ai alors fondé ma propre société de production avec laquelle nous avons créé la magnifique émission « Au cœur de la nuit », pour Arte, qui nous a valu de nombreuses récompenses nationales en Allemagne. C’est un programme exceptionnel qui fait se rencontrer deux artistes le temps d’une nuit, sans l’intermédiaire d’aucun journaliste. On laisse les deux artistes seuls et ils échangent toute une nuit. Personne n’est là pour leur poser des questions, ils doivent s’interroger eux-mêmes ! Je pense que le concept est vraiment bon, d’ailleurs jusqu’à présent Arte l’a conservé dans sa programmation. Quand je ne prépare pas ces émissions, je collabore à la réalisation de documentaires, je réalise des portraits d’artistes ou des biopics pour la télévision. C’est dans ce cadre que j’ai pensé à Lou, après avoir réalisé des biopics sur la plupart de mes idoles dans la littérature et m’être demandé ce que je pourrais faire ensuite. Lou Andreas-Salomé m’avait inspirée à dix-sept ans, lorsque j’avais lu sa biographie. C’était passionnant, j’étais restée scotchée et j’avais pensé : « Quelle vie incroyable elle a eue ! » C’était exceptionnel pour son temps qu’elle soit si libre d’esprit et d’actes, qu’elle possède une telle détermination à atteindre les objectifs qu’elle se fixait en se fichant de ce que les gens pouvaient penser… J’avais trouvé ça vraiment cool ! [rires] C’est la raison pour laquelle j’ai choisi ce sujet. Mon idée première était d’en faire un documentaire, mais je n’ai trouvé personne pour soutenir le projet en Allemagne. Les chaînes de télévision me disaient : « Elle n’est pas assez célèbre. Personne ne la connait. » Je leur répondais que je pensais qu’il existait quand même beaucoup de personnes qui savaient qui elle était mais j’étais forcée de m’incliner. Après que cette porte s’est fermée, une autre s’est ouverte. Je me suis tournée vers des distributeurs allemands qui ont mis beaucoup d’argent sur le projet en me demandant de développer mon scénario. En tout cela m’a pris six longues années pour trouver le financement complet du film, une période éprouvante faite d’une alternance de hauts et de bas. Mais j’étais obsédée par mon idée, je ne pouvais plus rien faire d’autre, je me répétais « Je dois le faire, je dois le faire ! », je ne sais pas trop pourquoi, mais j’étais comme portée par une force… Peut-être était-ce Lou qui me poussait ! [rires] Il me paraissait essentiel qu’il existe un film sur sa vie car c’est une figure très importante de la culture européenne, et elle était en passe d’être oubliée en Allemagne. Ce n’est pas le cas en France où de nombreuses personnes la connaissent, mais j’ai pensé qu’il était temps de faire quelque chose pour qu’on se souvienne d’elle, notamment pour la jeune génération. Je suis donc très contente que ce film existe désormais.

Comment avez-vous choisi les épisodes de la vie de Lou que vous alliez inclure dans votre scénario ?

Lou a écrit elle-même un livre sur sa vie, Ma vie. Esquisse de quelques souvenirs, qu’elle a divisé en chapitres : Rilke, Freud, Nietzsche, Rée, ses parents, son professeur Gillot à St-Pétersbourg, et son mari. Toutes ces personnalités se retrouvent dans le film. Evidemment elle a connu une multitude d’autres personnes importantes et intéressantes, mais ce sont ceux-là qu’elle a nommés dans son autobiographie. C’était très opportun pour moi, parce que dans un biopic, il est important d’avoir une ligne directrice et un cadre, sinon vous vous noyez. Raconter une vie entière est très compliqué, il est nécessaire de se focaliser sur certaines choses. J’ai trouvé que c’était une bonne idée de donner à voir seulement un aperçu de sa vie, qui serve d’introduction et donne l’envie à ceux qui voudraient en savoir plus de lire ses livres… Je me suis rendue de nombreuses fois à Göttingen où elle a vécu de 1903 à sa mort en 1937. Là-bas, j’ai rencontré de nombreuses personnes qui ont fait des recherches sur elle, des professeurs d’université spécialistes de littérature allemande, mais aussi la fille d’Ernst Pfeiffer (le jeune chercheur que l’on voit dans le film), Dorothee, qui vit toujours là-bas où elle gère les archives de Lou. Elle m’a raconté des choses très intéressantes sur son père. Un jour, elle m’a même confié à quel point ç’avait été difficile pour sa mère et elle que son père soit tellement amoureux de Lou. [rires] J’ai pensé : « Wow ! Je n’ai lu cela nulle part ! Quelle information incroyable ! » Parce que c’est une histoire d’amour tellement moderne. Regardez Macron ! Que l’homme ne soit pas obligé d’être un mâle alpha, fort, macho ; qu’il puisse être le plus faible, celui qui apprend d’un autre fort et érudit ; qu’il puisse y avoir un respect mutuel. Si l’on regarde autour de nous… Je ne pense pas que Trump ait beaucoup de respect pour Melania… [rires] Mais leur différence d’âge ne scandalise personne. La relation de Lou et Pfeiffer m’a donc semblé très moderne, et j’en ai fait le point de départ du film. Dans la vie si riche de Lou, qui est morte à 75 ans, il y a tellement d’histoires possibles à raconter, il fallait trouver un point de focalisation. Mon autre fil rouge a été son amour de la liberté, parce qu’il me semble que c’est vraiment l’essence de sa personnalité. Elle a écrit tellement de choses différentes : romans, essais, biographies sur Nietzsche, Rilke, Freud, textes psychanalytiques. Ce n’est pas comme si elle était l’auteure d’une œuvre, et que l’on pouvait dire : « Voilà LE livre qui l’a rendue célèbre ». Il s’agit davantage d’une multitude de choses dans lesquelles on retrouve toujours cette dimension de liberté, que ce soit dans ce qu’elle écrit ou dans sa personnalité : être indépendante, subvenir à ses propres besoins, « devenir ce que l’on est », la fameuse maxime. Hier soir, quelqu’un m’a interrogée là-dessus : « Je pensais qu’elle était de Nietzsche ». Et j’ai répondu que Nietzsche la tenait de Lou ! [rires] C’est ce que j’ai lu. Je ne sais pas si c’est vrai, mais je trouve que cette anecdote est excellente ; que son père lui ait dit cela, qu’elle soit devenue ce qu’elle est, qu’elle l’ait dit à Nietzsche qui l’ait alors repris.

A l’opposé des mouvements féministes modernes de libération sexuelle, Lou était convaincue que sa liberté résidait dans la chasteté. Où et quand at-elle compris cela ?

Je pense que cela tient beaucoup au fait que son professeur l’a demandée en mariage alors qu’elle n’avait que seize ans et qu’il en avait quarante. C’était beaucoup trop tôt pour elle. Elle a été confrontée à la sexualité avec un homme qu’elle admirait comme une figure paternelle et non comme un objet sexuel. Elle a été très choquée par cette histoire et s’est jurée de ne plus jamais avoir affaire à cela, de ne plus retomber amoureuse. Elle a donc vraiment essayé de se maintenir physiquement à l’écart des hommes, ce qui lui a permis de devenir celle qu’elle fut parce que dans la société de l’époque, si vous étiez mariée ou aviez des enfants, vous n’aviez plus le temps d’étudier. En fait, l’idée même qu’une femme puisse étudier était inconcevable. L’université n’acceptait pas les femmes. En 1881, la seule université était à Zurich et pendant longtemps les femmes n’y ont pas été autorisées. Elle vivait à une époque terrible pour les femmes, qui censurait leur développement intellectuel. Pour en revenir au professeur qui l’a harcelée, il avait une attitude très protectrice envers elle et elle était amoureuse de lui en un certain sens, mais comme le sont les adolescents, d’une façon très fantasmatique, différente de véritables sentiments amoureux, sans vraiment distinguer ce qu’ils veulent vraiment, et il a abusé de cela. C’est exactement ce que Lou décrit dans Ruth, son roman le plus populaire, dont il est question dans le film, qui est très autobiographique. Il y est question d’une jeune fille amoureuse de son professeur et qui s’enfuit lorsqu’il essaie de l’embrasser. Il me semble que cela a créé un véritable problème pour elle. Si on analyse le type d’hommes qu’elle a choisis après cet épisode, on se rend compte qu’elle ne voulait pas d’hommes forts, plus âgés, machos. Elle a choisi des hommes plus jeunes, faibles, doux. Elle était l’élément fort et recherchait des hommes qui pouvaient la compléter en étant la part féminine. Je trouve très intéressant que cela rejoigne ce dont les théoriciens du genre parlent beaucoup : comment on peut trouver une part de l’autre sexe à l’intérieur de soimême et vice-versa… C’est vraiment moderne.

Pour dépeindre Nietzsche, Rée, Rilke, Freud, avez-vous travaillé avec des historiens des idées ?

Oui, j’ai travaillé avec des historiens, mais plus important encore [avec ma co-scénariste] nous avons lu toutes les lettres que Lou avait envoyées à Freud, Nietzsche, Rilke, Paul Rée et y avons prélevé des citations. Je savais que travailler avec des historiens sur des personnalités très connues et qui regorgent de spécialistes nous donnait l’obligation d’être très précis, faute de quoi tout le monde allait dire que le film ne valait rien. Il était donc crucial que les faits soient vrais, c’est pourquoi nous avons utilisé beaucoup de citations originales. Ensuite, ce qui demandait un travail de réflexion aux acteurs était d’imaginer ces penseurs au travail. Comment travaillait Nietzsche ? Personne ne le sait ! Le problème avec des personnalités de ce calibre, c’est que les gens y attachent un énorme respect. On se souvient toujours du vieux Freud, avec le cigare, la barbe… Il était plus facile d’avoir affaire à ses personnages dans leur version jeune. Le film met en scène le jeune Freud, le jeune Nietzsche, dont les images sont beaucoup moins connues. Je pense qu’ils étaient plus intrépides, farfelus et ouverts dans leur jeunesse, bien différents de ces hommes âgés qu’on a statufiés. Eux aussi ont été jeunes, dans le film ils se comportent donc comme de jeunes gens.

Dorian Astor publie un livre sur Lou en parallèle de la sortie de votre film. Avez-vous travaillé avec lui ?

Non, pas du tout, je n’ai lu aucun de ses livres, désolée ! [rires] Je peux néanmoins conseiller un autre ouvrage, celui de Stéphane Michaud, qui m’a été recommandé par les gens de Göttingen qui travaillent sur Lou depuis vingt ans. Stéphane Michaud est français et l’un des plus grands spécialistes de Lou. Je crois qu’il donne une interview sur France Inter ces prochains jours.

Quels sont les éléments que vous avez imaginés ?

La seule chose que nous avons été obligés d’inventer est la façon dont elle parlait réellement aux autres. Elle a brûlé nombre de ses lettres amoureuses pour éviter que les gens puissent connaître trop d’éléments personnels sur sa vie, à cause de ses démêlés avec Elisabeth Nietzsche qui l’a suivie toute sa vie pour essayer de la piéger, de la discréditer en la faisant passer pour une femme moralement dérangée qui utilisait les hommes pour sa propre célébrité. C’est ce qu’a écrit cette sacrée garce ! [rires] Lou devait constamment se battre contre cette mauvaise réputation. Elle vivait avec deux hommes dans le même appartement, aujourd’hui c’est entré dans les mœurs mais à l’époque c’était interdit, elle aurait pu aller en prison pour ça ! Alors qu’il était strictement interdit à une femme et un homme non mariés de vivre ensemble, elle formait un ménage à trois, ce qui était complètement fou ! Elle était donc toujours en danger que quelqu’un la dénonce et qu’elle se fasse expulsée : étant de nationalité russe, elle n’était pas à l’abri d’être renvoyée dans son pays. Par conséquent, nous avons dû imaginer sa vie émotionnelle. J’ai rencontré des personnes qui l’ont connue quand elle était vieille qui témoignent de sa chaleur humaine. C’était intéressant pour moi de savoir qu’elle était impressionnante sans être froide ou égoïste, pour imaginer la façon dont elle parlait à sa belle-fille, par exemple… A ce propos je trouve qu’elle s’est montrée très généreuse en adoptant la fille dite « bâtarde » née des amours de son mari avec la bonne, pour qu’elle fasse partie de la famille.

A la fin du film, j’ai trouvé Lou plus ambivalente : elle semble s’enorgueillir d’avoir fait souffrir les hommes…

Mm… Je ne suis pas sûre d’être d’accord avec vous. Je pense que c’est surtout qu’elle a dû lutter pour ses droits, et que ça n’a pas été facile. Elle peut être fière de s’être battue pour avoir la vie qu’elle voulait et d’avoir effectivement réussi. Je pense que la fin est heureuse pour elle, parce que Pfeiffer reste auprès d’elle en tant qu’ami. Ils se sont disputés parce qu’elle ne voulait pas qu’ils deviennent trop proches, mais à la fin elle l’aimait bien. Elle baisse les armes, peutêtre pour la première fois. Il n’était pas dans ses habitudes de revenir vers les gens, elle a toujours été très dure, mais peut-être qu’en vieillissant elle se tempère. Cela fait partie des choses que nous ignorons, mais nous pouvons imaginer qu’il y a eu des conflits entre eux sur leur travail lorsque Pfeiffer a commencé à poser des questions de plus en plus intimes. Aucune lettre ne nous dit cela… De même, je voulais que Pfeiffer reflète Rilke, parce qu’aussi particulière était-elle, il me semble que sa relation à Rilke présentait des similitudes avec sa relation à Pfeiffer, les deux hommes ayant des caractères proches, tous deux très ouverts, très libres penseurs… Pfeiffer a dû en jouer. Plus il devient fort, plus c’est un problème pour elle, évidemment. Cela nous l’avons imaginé, bien sûr [rires].

Quel est le plus grand enseignement que vous gardez de la lecture de Lou ?

Je pense que vous pouvez apprendre que vous devez croire en vous-mêmes, en votre liberté d’agir et de penser, en votre volonté, et rester fidèle à vous-mêmes. C’est ce qu’elle faisait tout le temps. Lou ne faisait pas de compromis, ce qui est parfois difficile. Dans la vie on doit nécessairement faire quelques petits compromis, mais il me semble qu’elle en a fait vraiment peu dans la sienne. Le seul qu’elle ait fait est de se marier, mais ce n’était pas un vrai mariage, c’était juste un moyen à son époque d’avoir la paix, d’être protégée par un statut.

Espérez-vous particulièrement que le film sera vu par des adolescentes ?

Oui, je l’espère ! Ce serait merveilleux. On peut encore apprendre tellement d’elle, c’est une femme si moderne. Sa liberté de pensée est magnifique. Tout le monde devrait lire aussi bien ses textes romanesques que psychanalytiques qui sont également intéressants. Le monde d’aujourd’hui est parfois si terrible… Quand vous regardez tous ces pays où les droits des femmes régressent, où elles ne sont pas du tout respectées. Cela me rappelle l’époque dans laquelle Lou a vécu, où elle devait se battre pour la moindre chose. Nous ne devons pas oublier que c’était il n’y a pas si longtemps et qu’il est nécessaire de rester vigilantes pour que nos droits ne régressent pas, que nous puissions vivre tel que nous l’entendons, avec les mêmes droits que les hommes... J’espère que la jeune génération pensera à cela et qu’elle sera inspirée par Lou.

Que souhaitez-vous faire ensuite ?

Mon projet le plus imminent est ma prochaine émission d’« Au cœur de la nuit », qui aura lieu à Paris en juin et réunira Leïla Slimani et Kamel Daoud, deux très bons écrivains. Parallèlement, je travaille sur un autre projet - qui prendra des années, je le sais – sur une figure vraiment intéressante de l’histoire du cinéma allemand, pionnière en son temps, Leni Riefenstahl. C’est une personnalité très controversée : en Allemagne, on l’appelle « la sorcière ». Certaines personnes reconnaissent que son travail manifeste un réel génie créatif, mais elle a soutenu Hitler, ce qui était problématique. Quand vous êtes un artiste, vous devez vous poser la question : « Pour qui est-ce que je travaille ? », « Que dois-je faire ? »… Il y a tellement de dictateurs aujourd’hui dans le monde. Je trouve que c’est une question passionnante, de s’interroger sur ce dans quoi on décide de mettre son énergie, s’il vaut mieux partir ou rester... Lors de ses débuts artistiques, il n’était vraiment pas évident qu’elle allait mal tourner, et elle n’a vraiment pas voulu voir, elle s’était forgé des œillères. Je trouve intéressant de s’interroger sur la façon dont cela fonctionne, sur le processus qui peut amener quelqu’un à mal tourner alors qu’il a débuté avec de bonnes intentions… En Allemagne le financement risque d’être compliqué, mais peut-être trouverai-je des producteurs en France !

nterview réalisée par Florine Le Bris.