Pouvez-vous revenir sur votre trajectoire avant Le Christ aveugle ?

J’ai dirigé un premier film qui s’appelait Manuel de Ribera que j’ai coréalisé avec un camarade, Paolo Nunes, qui est un film sur un archipel au Sud du Chili, l’histoire d’un cordonnier d’une de ses îles. Ensuite j’ai dirigé un documentaire collectif qui s’appelait Propagande, sur l’élection présidentielle chilienne derrière les images officielles - documentaire pour lequel j’ai dirigé un groupe de réalisateurs… En outre, j’ai travaillé comme professeur de cinéma à l’université et aussi au sein d’un groupe de travail qui s’appelle « Ma sí » qui est un collectif documentaire qui se dédit à un format web, masi.tv, dans lequel nous diffusons en continu des documentaires sur la réalité chilienne. Nous organisons également des résidences de travail, toujours autour du documentaire.

Quelle était votre intention initiale ?

- Le film tente de réfléchir sur la façon dont les gens vivent la foi et les mythes religieux comme une manière de se relier à ce qui les entoure, à la réalité qu’ils vivent. D’un autre côté, le film se déroule dans un lieu où il y a beaucoup d’injustices sociales, de pauvreté, et cela m’intéressait d’interroger les mythes religieux qui existent dans cette région et leur relation avec ce contexte social, et d’essayer de comprendre comment ils se construisent. Et tout cela par l’intermédiaire de l’histoire de Michael, un homme qui marche pour faire un miracle. Mais au-delà du scénario, ce qui compte c’est le lieu et les gens que j’ai invités à participer au film en tant qu’acteurs.

Ce processus de création collective était-il une manière de mettre en adéquation la forme et le fond ?

L’histoire est celle de Michael qui est toujours à l’écoute et s’imprègne des histoires des gens qui habitent là-bas. C’était important que le film intègre les gens qui allaient en faire partie, qu’il leur donne un espace où être créatifs, un espace où partager, et pas seulement pour être observateurs. Les gens qui participent en tant qu’acteurs représentent souvent leur vie réelle, mais ils jouent également, ils créent, ils contribuent au scénario, au jeu, ils ne sont pas de simples observateurs passifs.

Vous n’êtes pas croyant. En quelles circonstances avez-vous commencé à vous interroger sur la foi ?

Pour moi la question de la croyance est très générale car elle ne spécifie pas en quoi il s’agit de croire ou non. Je considère donc que c’est une question très ouverte. J’ai toujours eu le sentiment que c’était un mystère. En faisant ce film, en discutant avec de nombreuses personnes, il m’a semblé que la meilleure façon d’approcher la question de la croyance est d’écouter nos semblables. Mais je ne fais partie d’aucune religion, je n’ai aucune croyance spécifique, et je considère que c’est une recherche personnelle, créative, qui ne se termine jamais. Le fait de croire est une question que je maintiens ouverte mais à laquelle le film est une tentative d’apporter une réponse.

Votre film défend une conception immanente et anticléricale de la spiritualité. Cet enjeu est-il important pour vous ? Comment est-il reçu par les Eglises au Chili ? Et dans d’autres parties du monde ?

Ça m’intéressait que le film ne porte pas sur la foi institutionnalisée, la bureaucratie de la foi, la relation de pouvoir qui existe souvent dans l’administration de la foi dans sa partie institutionnalisée, mais bien plutôt sur la foi dans son sentiment intime, quotidien, ouverte, créative, une foi qui se crée à tous moments et non pas figée comme celle des institutions. Les réactions des Eglises sont la plupart du temps critiques par rapport au film, notamment sur le fait qu’il ne s’aligne pas sur une croyance en particulier. Mais je sens aussi qu’elles lui admettent une valeur parce qu’il ouvre la possibilité pour chacun de vivre sa croyance d’une manière distincte sans pour autant condamner ou être agressif envers ceux qui ont une autre façon de croire… Il y a aussi des retours positifs dans le sentiment que le film ouvre la réflexion, propose une réflexion. Certains peuvent être dérangés que le film n’adopte pas un point de vue institutionnel, mais en général c’est un film qui invite aussi bien ceux qui croient que ceux qui ne croient pas, les gens qui font partie d’une religion et ceux qui n’en font pas partie, les habitants du Chili et d’ailleurs, mais aussi les autres croyances, comme l’Islam ou le Bouddhisme… Le film offre à tous un lieu commun où ils peuvent se connecter, parce qu’il traite de thèmes universels.

Au dogme vous opposez – comme la Bible – des récits. Pensez-vous que la force du cinéaste est, à l’instar du Christ, de s’exprimer avec des images ?

Je crois que le cinéma est aussi une façon de créer des mythes qui apportent des réponses, qui donnent des clés de lecture de la réalité d’une manière narrative, émotionnelle. Le cinéma a un rôle fondamental pour créer des récits qui nous permettent de regarder le monde de façon différente. De la même manière que les mythes religieux sont similaires : eux aussi sont des récits, des histoires faites pour émouvoir les gens. Seulement le cinéma n’a pas de dimension si morale. Je ne crois pas que le cinéma doit prôner des choix de vie, mais je crois que le cinéma doit être une forme pour que les gens puissent voir un autre monde à travers le film, et se voir eux-mêmes également : cet exercice de sentir partie prenante de l’histoire. Je pense qu’il y a des points de connexion entre la religion, la foi, le cinéma, mais aussi la politique ou les récits personnels des gens… Nous sommes des animaux narratifs.

Pouvez-vous revenir sur le choix du titre ?

Je voulais que le titre soit un mystère, parce que je préférais que le film reste un mystère.

Un des personnages dit que l’important, ce n’est pas le miracle, mais la présence du Christ. Ce qui ne se voit pas, est-ce le lien entre les hommes ?

Je crois qu’il y a des miracles dans la rencontre entre les hommes. J’aime penser que l’histoire de Michael est celle d’un homme qui cherche à faire un miracle et finalement ce miracle se révèle être sa rencontre avec un homme sur son chemin, un moment de connexion, d’ouverture à la réalité d’un autre être humain. Ça me paraît être comme un miracle, pour moi ça a la même importance. Finalement, comme je le disais, ce qui paraît le plus simple mais qui est le plus difficile, c’est la rencontre, la communication entre les êtres.

Lorsqu’un autre personnage dit "La foi, c’est le son qui comble le vide", voulez-vous dire que c’est un mensonge pour palier l’absurdité du monde ?

Le film ouvre plusieurs interprétations et je n’aimerais pas que ma lecture influence celle des autres, mais je dirais que le film comporte l’idée que le vide est aussi une opportunité pour créer. Par conséquent c’est un mensonge, une création, un acte créatif. En tant que réalisateur, il me semble aussi que l’acte de créer est toujours plus que créer un mensonge, que créer des récits qui ont du sens pour combler le sentiment de vide. Effectivement dans ce lieu précis au Chili il existe un vide, celui d’une réalité injuste, dure, d’où s’extrait la plus grande richesse du pays, c’est un grand vide, c’est un lieu abandonné. Et effectivement, je crois que souvent la foi remplit le vide. Cependant ce vide n’existe pas seulement dans ce lieu, il est inhérent à la condition humaine : l’existence elle-même est un abîme, mais je crois que c’est aussi une invitation à s’activer davantage que ne le ferait une situation de confort…

Votre Christ est de chair et la chair ne lui répugne pas. Il ne prie pas, mais il lave des plaies et il fait l’amour. Etait-ce crucial pour vous ?

Pour moi, la scène d’amour représente une forme de connexion plus intime entre les personnages d’Anamaria et Michael. Il me paraît important que tout au long du film la connexion entre les êtres ne se reflète pas seulement au niveau des mots mais aussi des affects, du corporel, de l’intime.

En valorisant les êtres humains qu’elles captent, la beauté des images participe de la "chrétienté" du film. Quelles sont les directions que vous avez donné à Inti Briones ?

Plus que sur des directions, notre travail est basé sur un dialogue. Avec Inti nous nous connaissons depuis très longtemps, je crois que nous avons tous les deux un goût similaire à travailler à partir de la matière que la vie réelle propose, comme la lumière, comme les matériaux que nous allons trouver à la première occasion sur le chemin. Nous essayons de travailler à partir d’éléments réels, naturels dans un monde unique et non reproductible. Pour cela, nous invitons l’équipe à travailler avec moi dans le processus en amont du film, nous discutons beaucoup de la composition des cadres, du trajet de la lumière, du clair-obscur de la pellicule, des mouvements de caméra pour que la caméra ne soit pas seulement un élément passif, qui se contente d’enregistrer, mais qu’elle ait une volonté, qu’elle ait la certitude de ce qu’elle veut dépeindre, avec plus d’expressivité. La caméra est très active, qui va cette histoire qui n’est pas seulement celle de Michael mais aussi une parabole. J’aime travailler avec tout le reste de l’équipe, même pour le travail photographique, c’est très important pour moi.

Quels sont vos projets ?

En ce moment je vis à Manchester où je suis un Master d’anthropologie visuelle, ce qui me permet de me nourrir d’une nouvelle discipline qui a un lien avec mon travail de réalisateur, surtout avec le travail de composition que Le Christ aveugle a impliqué. Pendant cette année, je projette donc de terminer mes études et de commencer à écrire une nouvelle histoire sur un cas de sorcellerie sur une île perdue du sud du Chili.

Interview réalisée par Florine Le Bris.

Retrouvez ici l'interview audio, en version originale.