Boire le thé c'est avant tout prendre son temps, se concentrer sur les gestes et prendre conscience du rythme des éléments. Le sens de la vie, c’est savoir prendre du recul sur les choses, prendre une pause nécessaire à la frénésie de l'existence. Tout cela se trouve dans une tasse de thé pour qui sait la regarder attentivement. Au Japon, la cérémonie du thé est un art à part entière, une prestation codifiée, une carte postale qui fascine et enchante les touristes curieux par la précision des gestes, la patience et la poésie qui émane de la tradition. Néanmoins, le regard exotique oublie souvent que derrière le rituel et la codification se trouvent des raisons très pratiques. La répétition des gestes apporte certes la beauté et la perfection du mouvement, mais pour celui qui les fait, elle apporte surtout la quiétude de l'esprit nécessaire à l'observation du monde. Dans un Jardin qu'on dirait éternel porte cette même ambivalence. En apparence il s'agit d'un film un peu contemplatif au sujet de l'apprentissage du thé, mais en l'observant plus attentivement, on y voit l'analyse de la société actuelle.

La critique :

Le film de Tatsushi Omori (Whispering of God - 2005) nous propose de suivre le parcours initiatique de Noriko (Haru Kuroki) dans son apprentissage de la cérémonie. La première fois qu'elle se rend chez madame Takeda (Kirin Kiki), Noriko sort à peine de l'université et n'a pas de réels buts à accomplir. Elle ne s'y rend que parce que sa cousine Michiko (Mikako Tabe) l'y traîne. Toute la vie de Noriko s'est déroulée en suivant un modèle pré-établi, bien conforme au parcours des jeunes femmes de son âge. L'école, le collège, le lycée, une filière universitaire choisie en rapport avec ses résultats au bac, puis la recherche d'un emploi sans trop d'envergure. Son futur est tout tracé. D'ici quelques années, elle devrait  rencontrer un homme, se marier assez vite, tomber enceinte dans la foulée et donc s'arrêter de travailler pour se consacrer à l'éducation des enfants et au soutien de son mari qui, s'il a suivi les mêmes rails rentrera tard le soir et sera fatigué le week-end. Ainsi va toujours la vie de millions de femmes japonaises qui, pour 60% d'entre-elles, arrêtent de travailler après avoir enfanté. D'ailleurs sa jolie cousine en prend le chemin, sa famille lui a arrangé un mariage avec un homme très bien.

Hélas, Noriko n'a pas tout à fait la même chance que sa cousine. Oh, elle n'a pas l'âme d'une rebelle pour un sou, ce serait même plutôt l'inverse, mais le destin déraille un peu quand son petit ami ne s'avère pas aussi charmant qu'elle l'aurait souhaité. L'incident de parcours ébranle sa vie toute tracée. Dès lors, comment trouver sa place dans la société ? Pas mariée, pas mère, pas de carrière ambitieuse... En filigrane, le film dresse alors un portrait sévère de la pression vers l'uniformité qui s'exerce sur les individus au Japon. Être comme tout le monde reste d'une importance capitale aux yeux de la société. En ne suivant pas le chemin pré-établi, Noriko glisse dangereusement vers la case des ratées et ce n'est pas tant les autres qui le lui font remarquer qu'elle même. Même ses gestes restent gauches alors qu'elle apprend la cérémonie du thé depuis plusieurs années et qu'elle ne rate jamais son cours hebdomadaire.

Pourtant et contre toute attente, Noriko n'a jamais arrêté la pratique du thé. On ne peut pas dire qu'elle soit devenue une experte, elle n'y a pas mis suffisamment d'efforts et elle n'est pas particulièrement douée, mais elle a persévérée. Elle ne demande plus pourquoi tels ou tels gestes sont effectués ainsi, elle a appris que le rituel en lui-même était parfois plus important que son sens. L'attente, l'apprentissage par l'observation, l'enseignement de ses connaissances et la répétition inlassable, voilà qui peut paraître disproportionné à l'impatient, mais dans le thé, comme dans les arts martiaux, cette expérience amène au plus précieux : l'ici et maintenant. C'est certainement la raison pour laquelle on ressort de la séance l'esprit léger, éclairé même.

Dans un jardin qu'on dirait éternel est un film qui émeut par sa beauté philosophique autant que par ses images et sait communiquer la bonne humeur rafraîchissante de ses protagonistes. Comme le dit une maxime accrochée dans le pavillon de thé, "chaque jour est un bon jour". Kiki Kirin (Une affaire de famille, Still Walking, Hanezu), immense actrice japonaise,  y signe le tout dernier rôle de sa carrière et il y a quelque chose de très émouvant à la voir en passeuse de tradition. Celle qui fut la lumière de tant de chefs-d'oeuvre de Hirokazu Kore-Eda et de Naomi Kawase s'est en effet éteinte en 2018 à soixante-quinze ans. Comme souvent, elle ne manque pas de déclencher les rires et d'attirer la tendresse des spectateurs, et j'ai eu bien du mal à retenir mes larmes d'émotion en voyant son nom au générique une toute dernière fois. À ses côtés Haru Kuroki signe également une performance exceptionnelle en campant avec succès l'évolution de Noriko sur vingt-cinq ans. Le duo d'actrices fonctionne à merveille malgré leurs quarante-sept années d'écart.

Pour conclure, Dans un jardin qu'on dirait éternel est un film sublime et rafraîchissant qui, pour une heure quarante, vous transportera dans la quiétude du Japon éternel. 

Gwenaël Germain

La bande-annonce :