Ruby (Jena Malone), captivée par la beauté de Jesse (Elle Fanning), l’introduit dans l’industrie de la mode. Dans les toilettes des filles, ses deux amies modèles (Abbey Lee & Bella Heathcote) se chargent de résumer crument à la jeune et jolie provinciale la réalité du monde dans lequel elle débarque. Dans une digression prémonitoire, l'une remarque que les femmes ont donné aux couleurs de rouge à lèvres, qui évoquent toujours la nourriture et le sexe, des noms intimement liés à ce qu’elles souhaitent incorporer. Le ton étant donné, Jesse est interrogée sur sa sexualité. La question la laissant incrédule, on la déniaise immédiatement en lui expliquant que c’est ce que chaque femme évalue en permanence pour savoir qui est susceptible de lui faire de l'ombre. En effet, dans le monde du mannequinat où la coucherie ouvre des portes, le corps est la seule arme que les femmes possèdent et il est donc scruté en permanence en tant qu'objet soumis à la concurrence par les yeux évaluateurs des hommes, mais surtout des autres femmes envieuses, apeurées à l'idée de perdre leur place sur ce marché impitoyable. En ne jurant que par la jeunesse, les mannequins font le jeu de ce qui les condamne forcément à moyen terme. Plus l'échéance de la péremption approche, plus elles essaient de la repousser à coup de chirurgie esthétique ou, pour les plus vampiriques, de bains de sang neuf. Du haut de ses seize ans, Jesse ne se sent pas encore concernée par cette angoisse du temps qui passe, elle est excessivement confiante parce que rien ne la menace encore. Très consciente de l'effet qu'elle produit, elle s'enivre d'être le centre de l'attention de ce monde épris de beauté virginale, sans avoir conscience d'avoir signé un pacte avec le diable. Dans une scène évoquant Le portrait de Dorian Gray, l'artiste dandy dont elle est la muse éphémère déclare : « La beauté ne fait pas tout, elle est tout. » Son petit ami dément et se voit rétorquer : « Je crois que si elle n'était pas belle, tu ne l'aurais pas remarquée. » Cet anti-humanisme est insupportable au jeune homme. Naïvement persuadé de la particularité de sa petite histoire, il ne voit évidemment pas que lui-même n’est en rien un élu du cœur mais un simple bellâtre stéréotypé avec lequel Jesse s’affiche parce que sa jeunesse et sa beauté le rendent suffisamment valorisant. La jeune fille est moins dupe, consciente de n'avoir aucun talent caché, aucune profondeur latente. Néanmoins, infatuée par les portraits flatteurs que les autres font d’elle, amoureuse de sa propre image, elle commet l'erreur de rejeter son seul allié, préférant se complaire dans l'auto-érotisme. Comme elle continue de jouer les oies blanches dans ses robes pastel et de se maquiller comme si elle était la fée clochette, elle suscite de plus en plus l’exaspération de ses concurrentes qui veulent attenter à sa beauté en en salissant la pureté éblouissante. La menace du viol se répand tout autour d’elle jusqu’à la cerner complètement. Le photographe ne capture que sa nudité, elle échappe de justesse aux griffes du gérant de son motel, mais elle est atteinte dans sa chair par une concurrente humiliée. Passé ce premier viol symboliquement perpétré à l'aide d'un fragment de miroir, ce fantasme de défloration la poursuit jusque dans ses cauchemars, où un poignard la pénètre jusqu'à la garde. Acculée, elle se réfugie chez sa ‘’bonne copine’’ Ruby, se jetant dans la gueule d'une louve inattendue. Jusqu'à la fin, Jesse conserve intact son narcissisme à chacun de ses échecs relationnels en choisissant d’y voir la marque de son pouvoir. Aussi candide que la rose du Petit Prince, elle se croit terrible parce qu'elle a quatre misérables épines qui ne l'empêcheront pourtant guère d'être mangée des tigres. En effet, ce n'est pas elle qui est dangereuse, mais la fascination que son image inspire. Sa beauté faisant sans cesse écran dans ses rapports avec les autres, elle se révèle une malédiction qui la condamne à n’avoir autour d’elle aucun ami, seulement des fauves salivant à l’idée de pouvoir goûter un jour à sa chair fraîche affriolante.

Avec The Neon Demon, Nicolas Winding Refn s’éloigne du monochromatisme daltonien et de l’économie scénaristique de Only God Forgives pour signer un film outrancier qui assume une position de complice critique. D’un côté, il n’oublie pas que la quête de la perfection plastique dont il montre les excès délétères est aussi en partie ce qui le pousse à faire du cinéma et nous à nous y rendre. Féru de formalisme, il n’hésite donc pas à faire dans la surenchère d’éblouissement visuel, du shooting initial au déluge de paillettes du générique, à l’aide d’une photographie extrêmement léchée signée Natasha Braier. De l’autre, il laisse insidieusement se propager le revers morbide de la fascination qu’inspire la beauté : l’envie dévorante de s’en emparer. Au début du film, lorsque les quatre femmes assistent à une performance, plongées dans l’obscurité, les deux femmes refaites dévisagent Jesse à la faveur des éclairs stroboscopiques. Quand elles s ‘aperçoivent que celle-ci les surpasse en beauté, elles sont envahies par le dégoût d’elles-mêmes et désirent retrouver leur puissance perdue en s’appropriant celle de l’étoile montante. La bénigne jalousie initiale se mue alors en obsédant fantasme d’incorporation qui aboutit finalement au passage à l’acte barbare. En persévérant tout au long de cette inflation délirante du désir dans une esthétisation poussée jusqu’à l’absurde (notamment dans les poses improbables dans lesquelles les filles meurent), le réalisateur traite des sombres conséquences du diktat des apparences avec force causticité. D’autre part, en se centrant sur un quatuor féminin, il pointe pertinemment du doigt la servitude volontaire de ces femmes qui paradoxalement contribuent à la tyrannie qu’elles subissent davantage que les hommes eux-mêmes. Loin d’être solidaires face aux artistes pour lesquels elles ne sont que des marchandises interchangeables, elles sont les premières à se toiser en permanence pour se comparer avec le plus grand sadisme. Tel Caïn qui ne peut échapper, jusque dans la tombe, à l’œil de la conscience, qu’elles soient sous la lumière artificielle des projecteurs ou sous le soleil couchant du désert, Nicolas Winding Refn montre bien que nulle part les femmes obsédées par leur image ne peuvent échapper à la sévérité du regard culpabilisant d’autrui. Parce qu’elles l’ont intériorisée.

F.L.